
La transformation numérique du secteur industriel s’accompagne d’une exposition croissante aux cybermenaces. Les attaques contre les infrastructures critiques se multiplient, comme l’a démontré l’incident Colonial Pipeline aux États-Unis en 2021, paralysant l’approvisionnement en carburant de la côte Est. Face à ces risques, un cadre juridique spécifique à la cybersécurité industrielle s’est progressivement construit, tant au niveau européen que français. Ce domaine, situé à l’intersection du droit du numérique, du droit industriel et de la sécurité nationale, impose des obligations particulières aux opérateurs tout en soulevant des questions fondamentales sur la responsabilité juridique et la gouvernance des données sensibles dans un environnement connecté.
Le cadre réglementaire européen et français en matière de cybersécurité industrielle
La cybersécurité industrielle bénéficie d’un encadrement juridique qui s’est considérablement renforcé ces dernières années. Au niveau européen, la directive NIS (Network and Information Security) adoptée en 2016 constitue le premier cadre législatif paneuropéen en matière de cybersécurité. Elle impose aux opérateurs de services essentiels (OSE) et aux fournisseurs de services numériques des obligations en matière de sécurité des réseaux et des systèmes d’information. La directive NIS 2, adoptée en 2022, vient renforcer ce dispositif en élargissant son champ d’application et en augmentant les exigences imposées aux entreprises.
En France, la transposition de ces directives s’est faite par la loi n° 2018-133 du 26 février 2018 et son décret d’application. Ce dispositif est complété par la loi de programmation militaire qui, depuis 2013, impose des obligations de cybersécurité aux Opérateurs d’Importance Vitale (OIV). L’ANSSI (Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information) joue un rôle central dans ce dispositif en tant qu’autorité nationale compétente.
Pour le secteur industriel spécifiquement, ces textes se traduisent par des obligations concrètes :
- La mise en place de mesures techniques et organisationnelles adaptées aux risques
- La notification des incidents de sécurité significatifs aux autorités compétentes
- La réalisation d’audits de sécurité réguliers
- La désignation d’un responsable de la sécurité des systèmes d’information (RSSI)
Le règlement général sur la protection des données (RGPD) vient compléter ce dispositif en imposant des obligations spécifiques pour la protection des données personnelles, y compris dans le contexte industriel où les systèmes peuvent traiter des données relatives aux employés ou aux clients.
Le Cybersecurity Act européen de 2019 renforce encore ce cadre en établissant un système européen de certification de cybersécurité pour les produits, services et processus numériques. Cette certification, bien que volontaire, devient progressivement un standard incontournable pour les équipements industriels connectés.
Les sanctions prévues en cas de non-respect de ces obligations sont dissuasives : jusqu’à 4% du chiffre d’affaires mondial pour les violations les plus graves du RGPD, et jusqu’à 10 millions d’euros ou 2% du chiffre d’affaires mondial pour les infractions à la directive NIS 2. Cette pression réglementaire témoigne de l’importance stratégique accordée à la protection des infrastructures industrielles face aux cybermenaces.
La responsabilité juridique des acteurs industriels face aux cybermenaces
La question de la responsabilité juridique dans le domaine de la cybersécurité industrielle est particulièrement complexe car elle implique une multitude d’acteurs aux rôles interconnectés. Les fabricants d’équipements industriels, les intégrateurs de solutions, les opérateurs et les prestataires de services peuvent tous voir leur responsabilité engagée en cas d’incident.
Sur le plan contractuel, les relations entre ces différents acteurs sont régies par des contrats qui définissent leurs obligations respectives en matière de cybersécurité. Les clauses de limitation ou d’exonération de responsabilité font l’objet d’une attention particulière, d’autant que leur validité peut être remise en cause en cas de faute lourde ou de dol. La jurisprudence tend à considérer qu’une négligence grave en matière de cybersécurité peut constituer une faute lourde, rendant inopérantes les clauses limitatives de responsabilité.
La responsabilité délictuelle peut également être engagée, notamment sur le fondement de l’article 1240 du Code civil. Un industriel qui n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour protéger ses systèmes pourrait voir sa responsabilité engagée s’il en résulte un préjudice pour des tiers. Cette responsabilité peut s’étendre aux dommages environnementaux ou aux atteintes à la santé publique si une cyberattaque compromet la sécurité d’installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE).
La responsabilité des dirigeants
Les dirigeants d’entreprises industrielles font face à une responsabilité accrue. Ils peuvent être tenus personnellement responsables en cas de manquement à leur obligation de diligence en matière de cybersécurité. La Cour de cassation a progressivement affiné sa jurisprudence, considérant que la mise en place d’une politique de cybersécurité adaptée relève de l’obligation de moyens renforcée des dirigeants.
Cette responsabilité s’exprime à plusieurs niveaux :
- Responsabilité civile pour faute de gestion
- Responsabilité pénale en cas de négligence ayant conduit à une compromission de données personnelles
- Responsabilité sociale vis-à-vis des salariés dont les données pourraient être compromises
L’assurance cyber est devenue un outil de gestion de ce risque, mais les polices d’assurance comportent souvent des exclusions en cas de négligence grave ou de non-respect des obligations réglementaires. Les tribunaux sont de plus en plus attentifs au respect effectif des mesures de sécurité annoncées par les entreprises.
La question de l’attribution des cyberattaques pose également des défis juridiques majeurs. Les difficultés techniques d’identification des auteurs compliquent l’établissement des responsabilités et l’exercice des recours. Cette problématique est particulièrement aiguë dans le contexte industriel où les attaques peuvent provenir d’acteurs étatiques dans le cadre de stratégies géopolitiques, comme l’a illustré l’attaque NotPetya qui a affecté de nombreux groupes industriels en 2017.
Protection des données industrielles et secrets d’affaires
La protection des données industrielles constitue un enjeu majeur de la cybersécurité dans ce secteur. Ces données représentent souvent un capital immatériel considérable, fruit d’années de recherche et développement. La directive européenne 2016/943 sur la protection des secrets d’affaires, transposée en droit français par la loi n°2018-670 du 30 juillet 2018, offre un cadre juridique spécifique pour ces informations sensibles.
Pour bénéficier de cette protection, les données industrielles doivent répondre à trois critères cumulatifs :
- Ne pas être généralement connues ou facilement accessibles
- Avoir une valeur commerciale en raison de leur caractère secret
- Faire l’objet de mesures de protection raisonnables pour les maintenir secrètes
Ce dernier point souligne l’importance des mesures de cybersécurité comme prérequis à la protection juridique. Une entreprise qui négligerait la sécurisation de ses données pourrait se voir refuser la qualification de secret d’affaires, et donc la protection afférente, en cas de litige.
La propriété intellectuelle vient compléter ce dispositif, notamment pour les logiciels industriels et les bases de données qui peuvent bénéficier de la protection du droit d’auteur ou du droit sui generis des bases de données. Les brevets protègent les innovations technologiques, tandis que les marques et dessins et modèles peuvent couvrir certains aspects des interfaces homme-machine des systèmes industriels.
Dans le contexte de l’industrie 4.0, caractérisée par l’interconnexion des systèmes et le partage de données, la question de la propriété des données générées par les capteurs et équipements industriels se pose avec acuité. En l’absence de régime juridique spécifique pour ces données, les acteurs industriels doivent définir contractuellement les droits d’usage, d’accès et de valorisation de ces données.
Contrats et clauses spécifiques
Les contrats entre partenaires industriels intègrent désormais systématiquement des clauses relatives à la cybersécurité et à la protection des données. Ces clauses couvrent notamment :
- Les obligations de confidentialité
- Les mesures techniques et organisationnelles requises
- Les procédures de notification en cas d’incident
- Les audits de sécurité autorisés
- La réversibilité et la portabilité des données
Les accords de confidentialité (NDA – Non-Disclosure Agreement) sont complétés par des clauses de sécurité de plus en plus détaillées qui imposent des standards précis. La norme ISO/IEC 27001 est souvent citée comme référence, et sa mise en œuvre peut devenir une obligation contractuelle.
Le cloud industriel soulève des questions spécifiques, notamment en termes de localisation des données et de droit applicable. La souveraineté numérique devient un enjeu stratégique, avec des implications juridiques concrètes sur le choix des prestataires et l’architecture des systèmes d’information industriels.
Cyberattaques contre les infrastructures critiques : enjeux de sécurité nationale
Les infrastructures critiques représentent des cibles privilégiées pour les cyberattaquants en raison de leur importance stratégique. Le cadre juridique qui les protège se situe à l’intersection du droit de la cybersécurité et du droit de la sécurité nationale. En France, le dispositif des Opérateurs d’Importance Vitale (OIV) et des Opérateurs de Services Essentiels (OSE) organise cette protection.
Les secteurs d’activités d’importance vitale (SAIV) sont définis par le Code de la défense et comprennent notamment l’énergie, les transports, l’eau, la santé et l’industrie. Pour chaque secteur, des directives nationales de sécurité précisent les mesures à mettre en œuvre. Ces directives ont une valeur réglementaire et sont complétées par des recommandations techniques émises par l’ANSSI.
Le régime juridique applicable à ces opérateurs comporte plusieurs spécificités :
- Obligation de déclarer les incidents de sécurité dans des délais très courts
- Possibilité pour l’État d’imposer des mesures de sécurité contraignantes
- Contrôles et audits réguliers par les autorités compétentes
- Restrictions potentielles sur l’usage de certaines technologies jugées sensibles
La loi de programmation militaire permet à l’État d’intervenir directement sur les systèmes d’information des OIV en cas de menace imminente, soulevant des questions juridiques sur l’équilibre entre sécurité nationale et droits des entreprises. Cette intervention peut aller jusqu’à la déconnexion temporaire de certains systèmes pour prévenir la propagation d’une attaque.
Dimension internationale et coopération
La protection des infrastructures critiques s’inscrit dans une dimension internationale. La Convention de Budapest sur la cybercriminalité fournit un cadre pour la coopération judiciaire internationale, mais son efficacité reste limitée face à des attaques sponsorisées par des États.
L’Union européenne renforce progressivement ses capacités avec la création de l’Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité (ENISA) et la mise en place de mécanismes de coopération entre États membres. Le Cyber Diplomacy Toolbox adopté en 2017 permet à l’UE de répondre collectivement aux cyberattaques, y compris par des sanctions diplomatiques.
La qualification juridique des cyberattaques contre les infrastructures critiques fait débat. Certaines attaques peuvent-elles être considérées comme des actes de guerre relevant du droit international humanitaire ? Le Manuel de Tallinn, bien que non contraignant, propose un cadre d’analyse pour l’application du droit international aux cyberconflits. Cette question n’est pas purement théorique : elle détermine notamment l’applicabilité des clauses d’exclusion des polices d’assurance en cas de « fait de guerre ».
Les sanctions pénales relatives aux atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (STAD) ont été considérablement renforcées lorsque ces systèmes mettent en œuvre des infrastructures vitales. L’article 323-4-1 du Code pénal prévoit jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende pour ces faits.
Vers un droit de la cybersécurité industrielle adapté aux défis futurs
L’évolution rapide des technologies industrielles et des menaces cybernétiques nécessite une adaptation continue du cadre juridique. Plusieurs tendances se dessinent pour l’avenir du droit de la cybersécurité industrielle.
La certification des produits et services industriels en matière de cybersécurité devient progressivement obligatoire. Le Cyber Resilience Act proposé par la Commission européenne en 2022 vise à imposer des exigences de cybersécurité pour tous les produits connectés, y compris les équipements industriels. Cette approche « security by design » transformera profondément les obligations des fabricants et distributeurs d’équipements industriels.
La question de la standardisation occupe une place centrale dans cette évolution. Les normes techniques comme l’IEC 62443 spécifique à la cybersécurité des systèmes d’automatisation et de contrôle industriels acquièrent progressivement une valeur juridique par référence dans les textes réglementaires ou contractuels. Cette « juridicisation » des normes techniques pose la question de leur élaboration et de la représentation des différentes parties prenantes dans les organismes de normalisation.
Intelligence artificielle et cybersécurité industrielle
L’intelligence artificielle transforme à la fois les menaces et les défenses en matière de cybersécurité industrielle. Le règlement européen sur l’IA en cours d’adoption prévoit des dispositions spécifiques pour les systèmes d’IA utilisés dans les infrastructures critiques, les classant comme « à haut risque » et imposant des obligations renforcées.
Ces obligations comprennent :
- Une évaluation des risques préalable à la mise sur le marché
- Une documentation technique détaillée
- Des systèmes de gestion des risques tout au long du cycle de vie
- Une surveillance humaine effective
L’interaction entre ce règlement et le cadre juridique de la cybersécurité industrielle créera un régime particulièrement exigeant pour les systèmes d’IA utilisés dans la détection des cybermenaces ou dans le contrôle des processus industriels critiques.
Responsabilité et chaîne d’approvisionnement
La sécurisation de la chaîne d’approvisionnement (supply chain) devient un enjeu majeur du droit de la cybersécurité industrielle. Les vulnérabilités peuvent être introduites à n’importe quel maillon de cette chaîne, comme l’a montré l’attaque SolarWinds en 2020.
De nouvelles obligations de diligence raisonnable (due diligence) émergent, imposant aux entreprises industrielles de vérifier les pratiques de cybersécurité de leurs fournisseurs et sous-traitants. Cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus large de responsabilisation des entreprises pour les activités de leur chaîne de valeur, à l’image du devoir de vigilance en matière de droits humains et d’environnement.
Le partage d’informations sur les menaces et les vulnérabilités est encouragé par le législateur, mais se heurte à des obstacles juridiques liés à la confidentialité des données et à la responsabilité potentielle en cas d’information erronée. Des mécanismes de partage sécurisé comme les ISAC (Information Sharing and Analysis Centers) spécifiques à certains secteurs industriels se développent, avec un cadre juridique progressivement clarifié.
La coopération public-privé prend une importance croissante, avec la création de structures comme le Campus Cyber en France. Cette coopération soulève des questions juridiques sur le partage d’informations sensibles entre autorités publiques et acteurs privés, notamment au regard du secret des affaires et des règles de concurrence.
L’émergence des technologies quantiques représente à la fois une menace (pour les systèmes cryptographiques actuels) et une opportunité (pour la détection d’intrusions) pour la cybersécurité industrielle. Le droit devra s’adapter à cette révolution technologique, notamment en définissant des standards de cryptographie post-quantique pour les systèmes industriels critiques.
Face à ces défis, le droit de la cybersécurité industrielle évolue vers une approche plus proactive et anticipative. L’obligation de mettre en œuvre les mesures de l’état de l’art se double progressivement d’une obligation de veille technologique et d’adaptation continue des dispositifs de sécurité. Cette évolution témoigne de la maturité croissante de cette branche du droit, désormais reconnue comme un domaine stratégique à l’intersection du droit du numérique, du droit industriel et de la sécurité nationale.