La protection juridique des océans face au fléau de la surpêche : cadres normatifs et défis d’application

Les océans, qui couvrent plus de 70% de la surface terrestre, font face à une menace croissante : la surpêche. Cette pratique non contrôlée menace non seulement la biodiversité marine mais compromet l’équilibre des écosystèmes et la sécurité alimentaire mondiale. Face à cette situation critique, le droit international et les législations nationales ont progressivement développé des instruments juridiques visant à encadrer les activités de pêche et à préserver les ressources halieutiques. Toutefois, malgré la multiplication des normes, leur mise en œuvre effective reste un défi majeur dans un contexte de gouvernance fragmentée des espaces maritimes et de pressions économiques considérables.

Évolution du cadre juridique international de protection des ressources halieutiques

La construction d’un régime juridique international de protection des océans contre la surpêche s’est faite par étapes successives, reflétant la prise de conscience progressive de la vulnérabilité des ressources marines. Les premiers jalons de cette évolution remontent à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982, véritable « constitution des océans ». Ce texte fondateur a établi les principes de base de la gestion des ressources marines, notamment à travers l’instauration des Zones Économiques Exclusives (ZEE) s’étendant jusqu’à 200 milles marins des côtes, au sein desquelles les États exercent des droits souverains sur les ressources naturelles.

La CNUDM a posé un cadre général qui a ensuite été complété par des instruments plus spécifiques. L’Accord sur les stocks de poissons de 1995 constitue une avancée majeure en instaurant le principe de précaution comme fondement de la gestion des pêcheries. Ce texte impose aux États de prendre des mesures conservatoires même en l’absence de certitude scientifique absolue quant aux risques d’épuisement des stocks.

Parallèlement, des instruments non contraignants ont émergé, tels que le Code de conduite pour une pêche responsable de la FAO (1995), établissant des lignes directrices pour des pratiques durables. Plus récemment, l’Accord relatif aux mesures du ressort de l’État du port (2009) vise spécifiquement à lutter contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) en renforçant les contrôles portuaires.

Les principes fondamentaux du droit international des pêches

L’architecture juridique internationale repose sur plusieurs principes fondamentaux qui structurent l’approche de la protection contre la surpêche :

  • Le principe de conservation des ressources biologiques marines
  • Le principe d’utilisation optimale des ressources halieutiques
  • Le principe de coopération entre États pour la gestion des stocks partagés
  • L’approche écosystémique des pêches
  • Le principe du rendement maximal durable (RMD)

Ces principes ont progressivement intégré une dimension environnementale plus marquée, comme en témoigne l’Objectif de Développement Durable 14 des Nations Unies qui vise explicitement à « conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines ».

La transition vers une approche plus intégrée de la gestion des pêcheries se manifeste notamment par l’émergence du concept de gouvernance bleue, qui reconnaît l’interdépendance entre la santé des écosystèmes marins, la viabilité économique du secteur de la pêche et le bien-être des communautés côtières. Cette évolution normative traduit une prise de conscience : la lutte contre la surpêche ne peut se limiter à des quotas ou à des restrictions techniques, mais doit s’inscrire dans une vision holistique de la durabilité marine.

Mécanismes de régulation et instruments de contrôle des activités de pêche

La régulation effective des activités de pêche s’appuie sur une panoplie d’instruments juridiques et techniques visant à limiter l’effort de pêche et à garantir la durabilité des prélèvements. Parmi ces mécanismes, les quotas de pêche constituent l’outil de régulation le plus répandu. Le système des Totaux Admissibles de Captures (TAC), mis en œuvre notamment dans la Politique Commune de la Pêche de l’Union européenne, fixe des limites quantitatives aux prélèvements autorisés pour chaque espèce commerciale. Ces TAC sont ensuite répartis entre les États membres sous forme de quotas nationaux.

Certaines juridictions ont opté pour des systèmes de quotas individuels transférables (QIT), attribuant à chaque pêcheur ou armement un droit de pêche proportionnel au TAC. Cette approche fondée sur les mécanismes de marché vise à responsabiliser les acteurs en leur conférant un intérêt économique direct à la préservation de la ressource. Toutefois, ce système suscite des débats quant à ses effets de concentration économique et d’exclusion des petits pêcheurs.

Au-delà des quotas, les réglementations imposent des restrictions techniques visant à réduire l’impact environnemental de la pêche. Ces mesures comprennent :

  • La définition de tailles minimales de capture pour protéger les juvéniles
  • L’encadrement des engins de pêche (maillage des filets, dispositifs sélectifs)
  • L’instauration de périodes de fermeture temporaire de certaines zones de pêche
  • La création d’aires marines protégées où les activités extractives sont restreintes ou interdites

Surveillance et contrôle des activités de pêche

L’efficacité des régimes juridiques de protection dépend fondamentalement des systèmes de surveillance, contrôle et application (SCA). Les États côtiers ont développé des dispositifs de suivi sophistiqués, tels que les systèmes de surveillance des navires (VMS) qui permettent le suivi par satellite des bateaux de pêche. Plus récemment, l’obligation d’embarquer des observateurs scientifiques à bord des navires ou l’installation de caméras embarquées renforcent la transparence des opérations.

La lutte contre la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) constitue un volet majeur des politiques de protection. Cette forme de pêche représente jusqu’à 30% des captures mondiales selon la FAO. Pour y faire face, des mécanismes de certification des captures et de traçabilité des produits de la mer ont été mis en place, comme le système de certification des captures de l’Union européenne instauré en 2010.

Les sanctions contre les infractions aux réglementations de pêche se sont considérablement durcies, allant des amendes administratives à la confiscation des navires et des captures, voire à des poursuites pénales dans les cas les plus graves. Cette évolution reflète une criminalisation croissante des atteintes graves aux ressources halieutiques, considérées désormais comme des infractions environnementales majeures.

Organisations régionales de gestion des pêches : rôle et limites

Les Organisations Régionales de Gestion des Pêches (ORGP) constituent l’épine dorsale du système international de gouvernance des pêcheries. Ces organismes intergouvernementaux, dont il existe actuellement une vingtaine à travers le monde, sont chargés de la gestion des stocks de poissons dans des zones géographiques déterminées ou pour des espèces spécifiques. Leur mandat s’étend généralement à l’adoption de mesures de conservation et de gestion juridiquement contraignantes pour leurs membres.

Parmi les ORGP les plus influentes figurent la Commission Internationale pour la Conservation des Thonidés de l’Atlantique (CICTA), la Commission des pêches du Pacifique occidental et central (WCPFC) ou encore la Commission pour la conservation de la faune et la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR). Ces organisations disposent de compétences étendues, allant de la fixation des totaux admissibles de captures (TAC) à l’établissement de zones de fermeture spatio-temporelles, en passant par la définition de normes techniques pour les engins de pêche.

Le fonctionnement des ORGP s’appuie sur une interface science-politique, avec des comités scientifiques chargés de formuler des avis sur l’état des stocks et les niveaux d’exploitation soutenables. Ces recommandations scientifiques servent de base aux décisions de gestion prises par les organes politiques des ORGP, généralement composés de représentants des États membres.

Défis et limites du système actuel

Malgré leur rôle central, les ORGP font face à des défis structurels qui limitent leur efficacité dans la lutte contre la surpêche :

  • Le processus décisionnel fondé sur le consensus ou des majorités qualifiées, qui peut conduire à l’adoption de mesures de conservation moins ambitieuses que celles préconisées par les scientifiques
  • La couverture géographique incomplète, avec des zones océaniques qui échappent encore à toute régulation régionale
  • L’application inégale des mesures adoptées par les États membres
  • La participation limitée de certains États de pêche majeurs à certaines ORGP

La Commission baleinière internationale (CBI) illustre parfaitement les tensions qui peuvent traverser ces organisations, avec des positions divergentes entre États favorables à la conservation et ceux privilégiant l’exploitation commerciale. Le moratoire sur la chasse commerciale à la baleine adopté en 1986 fait ainsi l’objet de contestations récurrentes et de dérogations controversées.

Des efforts de réforme ont été engagés pour renforcer les ORGP, notamment à travers des évaluations de performance régulières et l’adoption de procédures décisionnelles plus efficaces. L’accent est mis sur l’intégration de l’approche écosystémique et l’application du principe de précaution, afin de dépasser une gestion mono-spécifique traditionnellement centrée sur les espèces commerciales.

La coordination entre ORGP constitue un autre axe d’amélioration, avec la multiplication des mémorandums d’entente et le développement de bases de données communes, notamment pour lutter contre la pêche INN à travers le partage d’informations sur les navires contrevenants. Cette évolution vers une gouvernance plus intégrée répond à la nature transfrontalière des défis posés par la surpêche.

Initiatives nationales et régionales innovantes en matière de protection des ressources halieutiques

Au-delà du cadre juridique international, de nombreux États et entités régionales ont développé des approches innovantes pour lutter contre la surpêche et promouvoir une gestion durable des ressources marines. Ces initiatives, souvent plus ambitieuses que les standards minimaux internationaux, constituent de véritables laboratoires juridiques et politiques.

L’Union européenne a profondément réformé sa Politique Commune de la Pêche (PCP) en 2013 pour intégrer l’objectif du Rendement Maximal Durable (RMD) comme standard de gestion. Cette réforme a introduit l’obligation de débarquement des captures, mettant fin à la pratique des rejets en mer, et a renforcé la régionalisation de la gestion des pêches. Le Fonds européen pour les affaires maritimes et la pêche (FEAMP) accompagne cette transition vers des pratiques plus durables en finançant la modernisation des flottes et le développement d’engins de pêche sélectifs.

Certains États ont opté pour des mesures radicales de protection. La République de Palau, petit État insulaire du Pacifique, a ainsi créé en 2015 un sanctuaire marin couvrant 80% de sa ZEE, soit une superficie de 500 000 km². Cette initiative s’inscrit dans le mouvement des aires marines protégées de grande taille (Large-Scale Marine Protected Areas), qui connaît un développement rapide avec des projets comme le parc marin de la mer de Corail en Australie ou la réserve marine des îles Pitcairn britanniques.

Modèles de gestion communautaire et droits territoriaux

Des approches alternatives fondées sur les droits d’usage territoriaux pour la pêche (TURF) ont démontré leur efficacité dans plusieurs régions du monde. Au Chili, le système des caletas attribue des droits exclusifs d’exploitation des ressources benthiques à des communautés de pêcheurs artisanaux sur des zones côtières délimitées. Ce modèle, qui responsabilise les usagers directs de la ressource, s’est traduit par une amélioration significative de l’état des stocks d’espèces comme la loco (concholepas concholepas).

Au Japon, les coopératives de pêche (Fishery Cooperative Associations) jouissent depuis des siècles de droits exclusifs sur les zones côtières et participent activement à la définition des règles de gestion. Ce système de cogestion associant autorités publiques et organisations professionnelles s’appuie sur des savoirs traditionnels tout en intégrant les connaissances scientifiques modernes.

Les peuples autochtones contribuent également au renouvellement des approches de conservation marine. En Nouvelle-Zélande, le concept maori de rahui – restriction temporaire d’accès à une ressource ou à un territoire – a été intégré dans le droit moderne à travers les mataitai et taiapure, zones de gestion spéciale où les communautés maories exercent un contrôle sur les activités de pêche. De même, au Canada, les Premières Nations participent de plus en plus à la cogestion des ressources halieutiques, notamment dans le cadre des accords sur les revendications territoriales.

  • Les certifications environnementales comme celle du Marine Stewardship Council (MSC) qui valorisent les pêcheries durables
  • Les applications de traçabilité permettant aux consommateurs de vérifier l’origine et le mode de production des produits de la mer
  • Les alliances entre conservationnistes et pêcheurs pour la promotion de pratiques responsables

Ces initiatives démontrent que la protection juridique des océans contre la surpêche ne peut se limiter à une approche descendante, mais doit mobiliser l’ensemble des acteurs concernés dans une logique de responsabilité partagée et d’adaptation aux contextes locaux.

Vers une justice océanique : perspectives d’évolution du droit face aux défis futurs

L’avenir de la protection juridique des océans contre la surpêche s’inscrit dans un contexte de transformations profondes, tant sur le plan environnemental qu’économique et technologique. Le changement climatique bouleverse déjà la distribution des espèces marines, rendant obsolètes certains systèmes de gestion fondés sur des données historiques. La migration des stocks vers les pôles ou en profondeur pose des défis inédits pour les régimes juridiques existants, conçus pour des écosystèmes relativement stables.

Face à ces défis, l’émergence d’un concept de justice océanique (ocean justice) pourrait constituer le socle d’une nouvelle approche juridique. Cette notion, qui étend les principes de justice environnementale aux milieux marins, intègre plusieurs dimensions : la justice distributive (répartition équitable des ressources et des bénéfices), la justice procédurale (participation des communautés concernées aux décisions), la justice cognitive (reconnaissance des savoirs traditionnels) et la justice intergénérationnelle (préservation des ressources pour les générations futures).

Les négociations pour un traité sur la biodiversité marine au-delà des juridictions nationales (BBNJ) illustrent cette évolution vers un droit plus intégré et équitable. Ce futur instrument, qui vise à combler les lacunes du régime juridique applicable à la haute mer, devrait inclure des dispositions sur la création d’aires marines protégées en dehors des ZEE, sur le partage des bénéfices issus des ressources génétiques marines, et sur l’évaluation des impacts environnementaux des activités humaines en haute mer.

Innovations juridiques et technologiques pour une gouvernance efficace

L’avenir de la gouvernance des pêches repose sur l’intégration de nouvelles approches juridiques et d’outils technologiques avancés. Parmi les pistes prometteuses figurent :

  • Le développement de mécanismes adaptatifs de gestion, capables d’ajuster rapidement les mesures de conservation en fonction de l’évolution des écosystèmes
  • L’application de l’intelligence artificielle et du big data pour améliorer la surveillance des activités de pêche et la modélisation des écosystèmes
  • L’utilisation de la technologie blockchain pour garantir la traçabilité des produits de la mer tout au long de la chaîne d’approvisionnement
  • Le recours à la génétique environnementale (eDNA) pour évaluer l’état des stocks sans recourir à des méthodes invasives

Sur le plan juridique, l’évolution pourrait passer par la reconnaissance de droits propres aux entités naturelles, à l’image de ce qu’ont fait certaines juridictions pour des fleuves ou des écosystèmes terrestres. La personnalité juridique accordée à l’océan ou à certains écosystèmes marins ouvrirait de nouvelles voies pour leur protection, notamment en facilitant l’accès à la justice.

Le renforcement de la responsabilité des acteurs économiques constitue un autre axe d’évolution majeur. L’extension du devoir de vigilance aux entreprises du secteur halieutique et agroalimentaire pourrait les contraindre à prévenir les risques de surpêche dans leurs chaînes d’approvisionnement. Parallèlement, le développement de la finance bleue durable offre des perspectives pour orienter les investissements vers des modèles d’exploitation respectueux des écosystèmes marins.

La coopération internationale demeure la clé de voûte d’une protection efficace contre la surpêche. Le renforcement des synergies entre les différents régimes juridiques – droit de la mer, droit du commerce international, droit de l’environnement, droits humains – permettrait de dépasser la fragmentation actuelle de la gouvernance océanique. Cette approche intégrée s’avère indispensable pour faire face à la complexité des défis posés par la conservation des ressources halieutiques à l’ère de l’Anthropocène.