
Le droit des infrastructures durables constitue un domaine juridique en pleine expansion qui répond aux défis environnementaux contemporains. À l’intersection du droit de l’environnement, du droit de la construction et du droit administratif, cette branche juridique encadre la conception, la réalisation et l’exploitation d’ouvrages respectueux des principes du développement durable. Face à l’urgence climatique et aux engagements internationaux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre, les cadres normatifs évoluent rapidement pour favoriser l’émergence d’infrastructures moins énergivores, plus résilientes et socialement responsables. Cette transformation juridique majeure affecte tous les acteurs de la chaîne de valeur des infrastructures et redéfinit les contours de la responsabilité des maîtres d’ouvrage, concepteurs et exploitants.
Fondements juridiques et évolution normative des infrastructures durables
Le concept d’infrastructure durable trouve ses racines dans plusieurs textes fondateurs du droit international de l’environnement. La Déclaration de Rio de 1992 et son Agenda 21 ont posé les premiers jalons d’une approche intégrée du développement durable dans les projets d’infrastructure. Ces textes ont progressivement infusé les législations nationales et supranationales, créant un maillage juridique de plus en plus dense.
Au niveau européen, la directive 2014/24/UE sur les marchés publics a constitué une avancée majeure en intégrant des critères environnementaux dans les procédures d’attribution des marchés d’infrastructures. Cette directive encourage les acheteurs publics à privilégier l’analyse du cycle de vie et le coût global dans leurs décisions d’investissement, dépassant ainsi la simple logique du prix d’acquisition le plus bas.
En droit français, la loi Grenelle I (2009) et la loi Grenelle II (2010) ont marqué un tournant décisif en introduisant des exigences environnementales renforcées pour les infrastructures. Plus récemment, la loi Climat et Résilience de 2021 a intensifié ces obligations en fixant des objectifs ambitieux de réduction de l’artificialisation des sols et en renforçant les études d’impact environnemental.
L’émergence de normes techniques volontaires complète ce dispositif légal. Les certifications comme HQE Infrastructure, BREEAM ou LEED établissent des référentiels exigeants qui dépassent souvent les obligations réglementaires minimales. Bien que non contraignantes, ces normes jouent un rôle croissant dans la définition juridique de l’infrastructure durable et peuvent être intégrées contractuellement, transformant ainsi des engagements volontaires en obligations juridiquement sanctionnables.
La jurisprudence administrative contribue activement à façonner ce corpus juridique émergent. Les tribunaux administratifs et le Conseil d’État ont progressivement élargi leur contrôle sur les projets d’infrastructure, invalidant des autorisations pour insuffisance d’étude d’impact ou non-respect des objectifs climatiques. L’arrêt « Grande-Synthe » rendu par le Conseil d’État en 2021 illustre cette tendance en reconnaissant la possibilité de contester des projets d’infrastructures sur le fondement de leur incompatibilité avec les engagements climatiques de l’État.
Vers une définition juridique harmonisée
Malgré ces avancées, la notion d’infrastructure durable souffre encore d’un manque d’harmonisation juridique. Les textes utilisent alternativement les termes d’infrastructure « verte », « résiliente », « bas-carbone » ou « écoresponsable », créant une incertitude juridique préjudiciable. Des travaux de normalisation sont en cours pour stabiliser cette terminologie et faciliter l’application uniforme des règles.
- Fragmentation des sources normatives (internationales, européennes, nationales)
- Coexistence de règles contraignantes et de standards volontaires
- Multiplicité des terminologies et des critères d’évaluation
- Évolution rapide des connaissances scientifiques et techniques
Procédures d’autorisation et évaluation environnementale renforcée
Les procédures d’autorisation des infrastructures ont connu une transformation profonde sous l’influence du droit des infrastructures durables. L’évaluation environnementale, autrefois simple formalité administrative, s’est muée en processus substantiel conditionnant la légalité des projets. Cette évolution résulte principalement de la directive 2011/92/UE modifiée en 2014, qui a renforcé les exigences en matière d’études d’impact.
La procédure d’autorisation environnementale unique, instaurée en France par l’ordonnance du 26 janvier 2017, illustre cette tendance à l’intégration des préoccupations de durabilité dans les processus décisionnels. Cette procédure fusionne plusieurs autorisations sectorielles (eau, espèces protégées, défrichement, etc.) et impose une vision globale des impacts du projet d’infrastructure.
L’évaluation environnementale des infrastructures s’enrichit progressivement de nouvelles dimensions. Au-delà des impacts directs sur les milieux naturels, elle intègre désormais :
- L’empreinte carbone sur l’ensemble du cycle de vie
- La vulnérabilité aux effets du changement climatique
- Les impacts cumulés avec d’autres projets
- Les effets indirects sur l’aménagement du territoire
La participation du public constitue un autre pilier procédural du droit des infrastructures durables. Consacrée par la Convention d’Aarhus et renforcée par la Charte de l’environnement française, cette exigence démocratique s’est concrétisée par la multiplication des procédures consultatives. Le débat public organisé par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) pour les grands projets d’infrastructure et l’enquête publique permettent d’associer les citoyens aux décisions ayant un impact environnemental significatif.
La jurisprudence a considérablement renforcé la portée de ces exigences procédurales. Dans son arrêt Association Coordination Interrégionale Stop THT (2012), le Conseil d’État a consacré l’obligation de procéder à une évaluation environnementale complète et sincère, incluant l’examen de solutions alternatives réalistes. Cette jurisprudence a été confirmée et amplifiée par des décisions ultérieures, notamment l’arrêt Association France Nature Environnement (2017) qui impose une motivation renforcée des autorisations au regard des objectifs environnementaux.
La séquence « Éviter-Réduire-Compenser »
La séquence ERC (Éviter-Réduire-Compenser) constitue désormais le cadre méthodologique incontournable pour l’évaluation environnementale des infrastructures. Codifiée à l’article L. 110-1 du Code de l’environnement, cette démarche hiérarchisée impose aux maîtres d’ouvrage :
D’abord, d’éviter les impacts par une conception adaptée ou une localisation alternative du projet. Cette priorité à l’évitement a été réaffirmée par la jurisprudence, notamment dans l’arrêt Fédération environnement durable (2019) où le juge a censuré un projet d’infrastructure pour insuffisance des mesures d’évitement.
Ensuite, de réduire les impacts qui n’ont pu être évités par des mesures techniques appropriées. Ces mesures doivent être précisément décrites et leur efficacité démontrée dans l’étude d’impact, comme l’a rappelé le Conseil d’État dans sa décision Collectif contre les nuisances du TGV de Chasseneuil (2015).
Enfin, de compenser les impacts résiduels significatifs qui n’ont pu être ni évités ni suffisamment réduits. Cette compensation doit respecter des principes d’équivalence écologique, de proximité géographique et de pérennité, principes dont l’application est strictement contrôlée par le juge administratif.
Financement et contractualisation des infrastructures durables
Le financement des infrastructures durables représente un enjeu juridique majeur qui nécessite des mécanismes innovants pour concilier rentabilité économique et performance environnementale. Les dispositifs traditionnels de financement public évoluent pour intégrer des critères de durabilité, tandis que de nouveaux instruments financiers émergent.
Les contrats publics constituent un levier puissant pour promouvoir les infrastructures durables. La commande publique, qui représente environ 15% du PIB dans l’Union européenne, fait l’objet d’une écologisation progressive. Le Code de la commande publique français, issu de la transposition des directives européennes de 2014, offre désormais plusieurs outils juridiques pour intégrer la durabilité :
- Spécifications techniques environnementales
- Conditions d’exécution liées au développement durable
- Critères d’attribution fondés sur le coût du cycle de vie
- Labels écologiques comme moyens de preuve
Les contrats de performance énergétique (CPE) illustrent cette évolution contractuelle. Définis par la directive 2012/27/UE relative à l’efficacité énergétique, ces contrats lient la rémunération du titulaire à l’atteinte d’objectifs mesurables d’amélioration de l’efficacité énergétique. Leur régime juridique a été précisé en droit français par le décret n°2016-412 du 7 avril 2016, qui encadre notamment les modalités de mesure et de vérification des performances.
Les partenariats public-privé (PPP) connaissent également une mutation pour intégrer les exigences de durabilité. Le marché de partenariat, tel que défini aux articles L. 2200-1 et suivants du Code de la commande publique, permet de confier à un opérateur privé une mission globale incluant la conception, la construction et l’exploitation d’une infrastructure. Ce cadre contractuel favorise l’optimisation sur le long terme et incite à l’innovation environnementale, comme l’a montré le contrat de partenariat pour l’éclairage public de la Ville de Paris, qui a permis une réduction de 30% de la consommation énergétique.
Instruments financiers verts
À côté des contrats publics, de nouveaux instruments financiers se développent pour soutenir les infrastructures durables. Les obligations vertes (green bonds) connaissent une croissance exponentielle et font l’objet d’un encadrement juridique progressif. Le règlement européen 2020/852 sur la taxonomie des activités durables établit un système de classification qui permet d’identifier les infrastructures contribuant substantiellement à l’atténuation du changement climatique ou à l’adaptation à ses effets.
Les banques publiques d’investissement jouent un rôle croissant dans le financement des infrastructures durables. La Banque européenne d’investissement (BEI) s’est engagée à consacrer 50% de ses financements à l’action climatique d’ici 2025 et à aligner l’ensemble de ses activités sur les objectifs de l’Accord de Paris. Au niveau national, la Banque des Territoires et Bpifrance déploient des programmes spécifiques pour les infrastructures vertes, assortis de conditions juridiques particulières en termes de reporting environnemental.
Le droit fiscal évolue également pour favoriser les infrastructures durables. Des mécanismes d’amortissement accéléré pour les équipements économes en énergie, des crédits d’impôt pour la rénovation énergétique ou des exonérations de taxe foncière pour les bâtiments durables constituent autant d’incitations fiscales encadrées juridiquement. La loi de finances pour 2021 a ainsi introduit plusieurs dispositifs fiscaux favorables aux infrastructures bas-carbone.
Responsabilités juridiques et contentieux émergents
L’essor du droit des infrastructures durables s’accompagne d’une redéfinition des responsabilités juridiques des différents acteurs impliqués. Les maîtres d’ouvrage, concepteurs, constructeurs et exploitants voient leurs obligations s’étendre au-delà des exigences traditionnelles de solidité et de sécurité pour englober la performance environnementale des ouvrages.
La responsabilité contractuelle se trouve enrichie par l’intégration croissante d’obligations de performance environnementale. Les contrats d’infrastructure intègrent désormais des clauses relatives à l’efficacité énergétique, à l’empreinte carbone ou à la gestion durable des ressources. Ces engagements contractuels, lorsqu’ils ne sont pas respectés, peuvent donner lieu à des sanctions financières ou à la résolution du contrat. La jurisprudence civile commence à préciser les contours de cette responsabilité, comme l’illustre l’arrêt de la Cour d’appel de Versailles du 4 février 2020 qui a reconnu la responsabilité d’un constructeur pour non-respect des performances énergétiques promises.
Au-delà de la sphère contractuelle, la responsabilité délictuelle des acteurs des infrastructures s’étend progressivement aux dommages environnementaux. Le préjudice écologique, consacré par la loi biodiversité de 2016 et codifié aux articles 1246 à 1252 du Code civil, permet désormais de sanctionner les atteintes non négligeables aux éléments et aux fonctions des écosystèmes. Cette responsabilité peut être engagée à l’encontre des maîtres d’ouvrage ou exploitants d’infrastructures dont les impacts environnementaux dépasseraient ce qui avait été autorisé.
Contentieux climatique et infrastructures
Le contentieux climatique représente une nouvelle frontière juridique pour les infrastructures. Des actions en justice visent désormais à contester des projets d’infrastructure sur le fondement de leur incompatibilité avec les objectifs de lutte contre le changement climatique. L’affaire du Terminal 4 de Roissy, abandonnée suite à des recours fondés sur son impact climatique, illustre cette tendance.
La jurisprudence internationale influence cette évolution. L’arrêt Urgenda aux Pays-Bas (2019) et la décision du Tribunal constitutionnel fédéral allemand de 2021 ont consacré l’obligation des États de respecter leurs engagements climatiques, ce qui rejaillit sur les autorisations d’infrastructures. En France, l’Affaire du Siècle a abouti à la reconnaissance par le Tribunal administratif de Paris d’une carence fautive de l’État dans la lutte contre le changement climatique, créant un précédent susceptible d’affecter les projets d’infrastructure.
Le devoir de vigilance, institué par la loi du 27 mars 2017, constitue un autre fondement possible de responsabilité pour les grandes entreprises impliquées dans les infrastructures. Cette loi impose aux sociétés de plus de 5000 salariés d’établir un plan de vigilance incluant les risques environnementaux liés à leurs activités, y compris ceux découlant de leurs projets d’infrastructure. Le non-respect de cette obligation peut engager la responsabilité civile de l’entreprise, comme l’illustre l’action engagée contre TotalEnergies concernant ses projets d’infrastructure pétrolière en Ouganda et en Tanzanie.
- Multiplication des fondements juridiques de responsabilité (contractuelle, délictuelle, administrative)
- Émergence de nouvelles catégories de préjudices (écologique, d’anxiété environnementale)
- Extension du cercle des personnes ayant intérêt à agir
- Allongement des délais de prescription pour les dommages environnementaux
Perspectives d’évolution et enjeux futurs du cadre juridique
Le droit des infrastructures durables se trouve à un carrefour décisif, animé par des forces transformatrices qui redessinent ses contours. L’accélération du changement climatique et l’érosion de la biodiversité imposent une adaptation rapide des cadres juridiques pour répondre à l’urgence environnementale. Cette dynamique s’accompagne d’innovations juridiques significatives qui préfigurent l’avenir de ce domaine.
L’intégration croissante du principe de résilience dans les normes juridiques constitue une évolution majeure. Au-delà de la simple durabilité, les infrastructures devront désormais démontrer leur capacité à résister aux chocs climatiques et à s’adapter aux conditions changeantes. La directive européenne 2018/844 sur la performance énergétique des bâtiments intègre déjà cette dimension en imposant des évaluations de vulnérabilité climatique. En droit français, la loi d’orientation des mobilités de 2019 a introduit l’obligation d’adapter progressivement les infrastructures de transport aux conséquences du dérèglement climatique.
La digitalisation des infrastructures soulève de nouveaux défis juridiques à l’intersection du droit environnemental et du droit numérique. Les jumeaux numériques (digital twins) des infrastructures, qui permettent une modélisation fine de leur comportement et de leurs impacts, posent des questions inédites en matière de propriété des données, de responsabilité algorithmique et de cybersécurité. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) s’applique désormais aux données collectées par les infrastructures intelligentes, tandis que la directive NIS 2 encadre la sécurité des infrastructures critiques numérisées.
Vers une approche systémique et circulaire
L’émergence d’une approche systémique des infrastructures marque une rupture avec la vision sectorielle traditionnelle. Les interconnexions entre réseaux d’énergie, de transport, d’eau et de télécommunications nécessitent des cadres juridiques intégrés. La loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015 a initié cette approche en France en favorisant les synergies entre réseaux, notamment à travers le concept de réseaux intelligents.
L’économie circulaire s’impose progressivement comme un paradigme structurant du droit des infrastructures. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire de 2020 a introduit plusieurs obligations concernant les infrastructures :
- Diagnostic ressources obligatoire avant démolition
- Objectifs de réemploi des matériaux de construction
- Responsabilité élargie des producteurs pour les déchets du bâtiment
- Incorporation minimale de matériaux recyclés dans les constructions publiques
Ces dispositions transforment profondément l’approche juridique du cycle de vie des infrastructures, passant d’un modèle linéaire (construire-utiliser-démolir) à un modèle circulaire favorisant le réemploi et la valorisation.
La gouvernance multi-niveaux des infrastructures durables constitue un autre enjeu juridique majeur. La répartition des compétences entre échelons internationaux, européens, nationaux et locaux crée des tensions et des zones d’incertitude juridique. Le principe de subsidiarité guide cette articulation complexe, comme l’illustre le Pacte vert européen (European Green Deal) qui fixe des objectifs ambitieux tout en laissant aux États membres une marge de manœuvre dans leur mise en œuvre.
L’harmonisation internationale des normes relatives aux infrastructures durables progresse, notamment sous l’impulsion des Objectifs de Développement Durable des Nations Unies. L’ODD 9 vise spécifiquement à « bâtir une infrastructure résiliente, promouvoir une industrialisation durable et encourager l’innovation ». Cette convergence normative facilite les investissements transfrontaliers dans les infrastructures durables et limite les risques de dumping environnemental.
La question du financement reste centrale dans les évolutions futures du droit des infrastructures durables. Le plan de relance européen NextGenerationEU et le mécanisme pour une transition juste mobilisent des ressources considérables pour les infrastructures vertes, assorties d’exigences juridiques strictes. Le règlement européen sur la taxonomie devrait progressivement s’imposer comme référence pour qualifier juridiquement la durabilité d’une infrastructure et conditionner son accès aux financements préférentiels.
Enfin, l’émergence de droits nouveaux liés aux infrastructures durables mérite attention. Le droit à la mobilité durable, le droit à l’énergie propre ou le droit à un environnement numérique responsable commencent à être reconnus dans certains ordres juridiques et pourraient constituer le socle d’une nouvelle génération de droits fondamentaux liés aux infrastructures essentielles.